Lotterer : course au titre pour une quatrième victoire au Mans
Entretien avec André Lotterer en dernière ligne droite vers les 24 Heures du Mans
Un jour en Espagne, l’autre au Japon : le pilote Audi Sport André Lotterer enfile ces semaines-ci les kilomètres sur les circuits du monde entier. Le but : se préparer au mieux pour les 24 Heures du Mans. L’ambition : remporter pour la quatrième fois la course. Entretien avec le pur-sang d’Audi.
Y a-t-il une autre manière de se préparer pour les 24 Heures du Mans, course quatre fois plus longue que les 6 Heures de Spa ?
« Physiquement et mentalement, Le Mans nous demande une demi-année de préparation. C’est un compte à rebours. On y travaille à chaque séance d’entraînement, chaque course d’endurance, chaque séance de mise en condition. Il faut déjà avoir une bonne condition de base en janvier car une fois que les courses débutent en avril, c’est difficile de rattraper les lacunes. Ensuite, jusqu’au Mans, il faut systématiquement développer sa forme et renforcer son endurance.
De l’extérieur, il semble difficile de réaliser à quel point le Mans focalise notre attention. Je m’efforce d’utiliser de manière optimale l’énergie stockée dans mon corps. Je tâche, par exemple, d’éviter les déplacements inutiles et le gaspillage de mon énergie. Trois mois avant le Mans, vous ne me prendrez pas à boire la moindre goutte d’alcool, même pas un banal apéritif. Le Mans m’occupe l’esprit chaque jour, littéralement. Je me trouve dans une ligne droite qui vise un objectif bien défini. »
Cette longue ascension jusqu’au Mans ajoute-t-elle au stress, sachant que tous les fans d’Audi y voient l’apothéose de la saison de sport automobile ?
« En fait, je ne le vois pas comme cela. C’est une motivation supplémentaire pour rester dans ‘la zone’, cela me fait aller de l’avant. La pression et le stress génèrent de l’énergie négative. Qu’il s’agisse d’une course de village ou du Mans, nous sommes là pour exercer notre métier du mieux que nous pouvons. Nous sommes censés prester à 100 %, conduire le plus vite possible la voiture qui nous est confiée. Point à la ligne. »
Cette saison, Audi Sport a aligné une nouvelle voiture au départ du championnat WEC. Un grand changement ?
« La nouvelle R18 est le plus grand changement qu’ait jamais connu Audi Sport. Nous en sommes à la quatrième génération de la voiture. La première a vu le jour en 2011, une nouvelle version est sortie un an plus tard, et en 2014, le modèle a été adapté à la nouvelle règlementation ; nous disposons donc cette saison d’une toute nouvelle voiture. Les changements les plus importants à la nouvelle R18 concernent le système hybride. En d’autres termes, l’Audi ne stocke plus l’énergie par le biais d’un volant d’inertie, mais d’une batterie lithium-ion. Le moteur électrique gagne ainsi énormément de puissance. Deuxième évolution majeure : le châssis, l’aérodynamisme a fort évolué. Et dans le cockpit, toutes les commandes sont hydrauliques, et non plus électriques. »
En tant que pilote, êtes-vous étroitement impliqué dans la mise au point de la voiture ?
« Bien sûr, c’est un processus continu de feedback : Audi Sport dessine la voiture, mais dès cette première phase, il y a une interaction permanente avec les six pilotes d’usine. Cela commence dès la conception du module de cockpit en bois, qui sera ensuite moulé en plastique. Sommes-nous bien assis, la disposition des instruments nous convient-elle, avons-nous assez de place pour les jambes ? Tout cela se fait évidemment en coulisses, dans le plus grand secret, loin des feux de la rampe et bien avant les premiers essais.
Audi a conçu une carrosserie spéciale pour Le Mans, ‘low drag’ (le coefficient de traînée est un élément clé de l’aérodynamisme, il représente la résistance à l’air ; plus bas est le coefficient, plus la voiture peut atteindre une vitesse de pointe élevée) et ‘low downforce’ (la déportance colle la voiture à la route ; une déportance basse permet des vitesses supérieures sur les lignes droites longues et nombreuses). Ces dispositifs peuvent nous faire gagner 10 km/h de vitesse de pointe sur un circuit comme Le Mans. »
Quel souvenir gardez-vous des 6 Heures de Spa tumultueuses, qui ont vu la victoire d’Audi, mais où votre équipe a fini cinquième ?
« Audi a évidemment remporté une magnifique victoire. Mais notre voiture n’était pas dans la bonne « fenêtre » pour gagner la course : il faisait trop chaud, le choix des pneus n’était pas idéal, il nous manquait un rien d’aérodynamisme... Sans parler des incidents de course qui nous ont fait rentrer au stand aux mauvais moments. La fiabilité n’était pas en cause, c’est déjà cela de positif – nous avons simplement accumulé la malchance. Notre autre voiture, la # 8, n’a pas connu de problème et a gagné. En bref, c’est bien que j’aie eu tous les revers à Spa. Le Mans se déroulera d’autant mieux. »
Revenons au Mans. Que faut-il pour gagner ? De la chance, du talent, de l’ingéniosité technique ?
« Il y a tant de paramètres qui déterminent la réussite, de conditions à remplir... Le talent et l’expérience me paraisse être les deux principaux. La chance : mieux vaut ne pas y penser car vous n’avez aucune emprise sur elle. Une crevaison influence évidemment la course, mais tout le monde est logé à la même enseigne. Il s’agit d’optimiser à 100 % tous les aspects qui sont sous votre contrôle. Dès le début, il faut se dire que la moindre seconde perdue est irrattrapable. »
Qu’apporte le talent, durant une telle course ?
« Le tout n’est pas de rouler vite. Le Mans exige de tirer le meilleur de la voiture dans le but de gagner la moindre milliseconde. Au point qu’il n’y ait plus moyen de faire mieux. Dépasser la limite, ne fût-ce que pour un instant, reviendrait à commettre une erreur. D’ailleurs, ce serait presque un crime de ne pas chercher la limite. Cela reviendrait à gaspiller les millions d’euros investis dans la recherche-développement. »
Quelle différence faites-vous entre le talent et l’expérience ?
« L’expérience est capitale pour échapper aux différents pièges que comporte Le Mans. Le virage d’Arnage en est un bon exemple. C’est un virage très lent qui paraît facile. La tentation est grande de se faire plaisir, avec une voiture qui peut filer à 340 kilomètres à l’heure. C’est là que le virage d’Arnage est traître. Il y a des centaines d’exemples. Les fractions de secondes où vous décidez d’entamer un dépassement. Les changements que connaît le circuit au fil des 24 heures : le matin n’est pas le crépuscule ni la nuit, le tarmac change, les parties du circuit en dehors de la trajectoire idéale changent. »
Pour vous qui roulez depuis tant d’années pour la marque aux quatre anneaux, qu’est-ce qui crée l’ambiance typique d’Audi au cours d’une telle course ?
« Tout d’abord, Dr Ullrich, directeur d’Audi Sport, a su y insuffler une dimension très humaine. L’esprit d’équipe est très développé, une grande place est accordée aux échanges afin de créer des liens familiaux, voire d’amitié. Cela aide à traverser les moments difficiles. Personne n’est montré du doigt, il n’y a que soutien et encouragements. Pilotes, ingénieurs, mécaniciens, nous sommes tous sur un pied d’égalité. Pas de favoritisme ni de hiérarchie. Je me souviens que lorsque Tom Kristensen faisait encore partie de l’équipe, personne ne le traitait différemment parce qu’il avait gagné huit fois Le Mans. »
Vous avez déjà remporté trois victoires au Mans. Une quatrième relève du possible, n’est-ce pas ?
« La seule chose que je puisse faire, c’est me faire confiance au Mans. Il faut bien réaliser que c’est déjà exceptionnel de remporter la course une fois, trois fois l’est encore plus. L’autosuffisance n’a pas sa place ici ; à chaque fois, il faut prendre le départ comme si l’on allait chercher sa première victoire. Il n’y a aucune certitude, ce n’est pas parce que vous comptez trois victoires que la quatrième est acquise. Le tout est d’apprivoiser le circuit, de ne pas se laisser effrayer et de faire confiance à son expérience. Et de respecter la course. »